Jean Louis Murat

Jean Louis Murat

Avec lui, ce n'est jamais la même histoire. Sans doute parce qu'il a en sainte horreur la simple idée de se répéter. De radoter. Alors, il se fie à ses envies, au hasard, aux coïncidences et continue d'avancer, en ravalant les frustrations liées à ce métier qui ne l'a pas forcément épargné. Il compose, enregistre, joue. Et vice-versa. Chaque jour, ou presque. De toute façon, il n'a pas d'alternative. Il n'en a jamais eu. "Le meilleur que je peux donner, c'est quand j'ai une guitare entre les mains ou que j'écris une chanson" , explique Jean-Louis Murat d'une voix posée. "En fait, soit je devenais artiste, soit je devenais malfaiteur. Je n'ai jamais vu de troisième case possible pour moi. Artisan de la chose musicale "extrêmement prolifique", il ne sait donc faire que cela. Ça tombe bien, me direz-vous, parce qu'il le fait bien. Parmi tant d'autres preuves à piocher dans une discographie pléthorique disséminée le long de quatre décennies, on pourrait évoquer Grand Lièvre, sorti en 2011, beau disque épris d'espace, intense et lumineux, joliment écartelé entre ses mélodies enjouées et ses paroles éplorées. Car il est ainsi, Murat : un homme de contrastes. Le gris ne l'intéresse pas. Ou si peu. Afin de ne pas sombrer dans la routine, il serait même plutôt du genre à "risquer le pire", mais toujours mu par une authenticité chevillée au corps. C'est sans doute cette authenticité qui fait de lui un artiste singulier, insaisissable, difficile à cerner, impossible à cataloguer, cauchemar de certains journalistes et autres maisons de disques. D'ailleurs, après son départ d'Universal, il s'est retrouvé un temps "chanteur SDF", avant d'être accueilli par la structure indépendante [PIAS] France avec laquelle il commence aujourd'hui un nouveau chapitre de son histoire rocambolesque. Un chapitre qui débute sur ses terres. Et pourtant... De Paris (Dolorès, 1996 - entre autres) à Nashville (Le Cours Ordinaire Des Choses, 2009), en passant par New York et Tucson (Mustango, 1999) ou Saint-Rémy-de-Provence (Grand Lièvre, 2011), sans oublier Moscou ou Taormina, il en a vu du pays, le résident du Haut Arverne. Pour ce nouvel album, il a d'abord pensé (re)partir en Amérique. Cette terre qui a tant nourri son imaginaire. Il a même très sérieusement songé s'acoquiner avec John McEntire, l'éminence grise de Tortoise - une idée de collaboration qu'il caresse depuis longtemps. Sans finalement y donner suite. Car c'est bel et bien à domicile qu'il a conçu ce disque. A l'origine de cette volte-face ? L'enregistrement de maquettes, une pratique à laquelle il ne se plie d'habitude jamais, et qui a fini par lui donner des idées. Après avoir fait le tri dans la quarantaine de morceaux qu'il avait à sa disposition - comme à son habitude -, Murat a donc façonné Toboggan à la maison, en quasi reclus, dans une solitude qui l'a définitivement encouragé à se défaire de certaines manies. "Il y a longtemps que j'en ai marre d'enregistrer des guitares électriques, des basses, des batteries, des programmations... Je ne voulais plus en entendre parler. J'éprouve un grand ras le bol pour tout ce qui code la musique qu'on aime, et qui n'a plus aucun sens". Alors, sur ses compositions, il a exclusivement joué d'une guitare aux cordes nylon, réuni quelques instruments qui semblent pour lui être autant de jouets (orgue, synthés, piano, cuivres, boîte à rythmes antédiluvienne...), varié les effets, ajouté des bruits volés au quotidien. En fait, il a surtout mis à profit les conseils que ne cesse de lui prodiguer depuis tant d'années son ami Robert Wyatt. "Je me suis enfin raccroché à ce qu'il m'a souvent répété : il faut laisser tomber les oripeaux du rock. J'ai fini par comprendre que s'il me disait ça, c'est qu'il devait y avoir un peu de vrai". De fait, à l'écoute de Toboggan, on pense parfois à Sea Song, la sublime chanson qui ouvre le grand oeuvre du musicien britannique, Rock Bottom (1974), pour cette liberté de ton, ces arrangements déboulant sans crier gare afin de mieux pervertir l'impression première que l'on pouvait avoir de la mélodie. Ce nouvel album, également marqué par "l'imaginaire des enfants" et moult visionnages de Harry Potter et autres Toy Story, son auteur avoue l'avoir commencé dans "la ténèbre" - pour reprendre son mot exact. Un disque sombre, Toboggan ? Finalement, non, comme le laisse entrevoir la photo de sa pochette : si le chanteur se tient en contre-jour, une lumière blanche et douce s'esquisse telle une auréole. "Peut-être qu'à la fin de l'enregistrement, je suis sur le point de sortir du tunnel", réfléchit-il alors à voix haute. Ici et là, il semble ériger la mélancolie en art de vivre (Il Neige, en guise d'ouverture éloquente ; Belle, élégante ballade aux accents soul), mais donne aussi l'impression de se dévoiler en homme apaisé, comme sur le délicieusement désabusé Over & Over, seul titre où il a accepté un peu de compagnie, avec les présences du vieux complice Christophe Pie à la batterie (que l'on croise désormais avec The Delano Orchestra et St. Augustine) et Robi aux choeurs. S'en tenant à une discipline qu'il rêve universelle ("il devrait y avoir une loi qui oblige les artistes à n'enregistrer que dix chansons", déclarait-il au magazine magic en 2011), cet "enchanteur de sentiments amoureux" suggère des émotions, peint des atmosphères, joue avec les mots, découpe les syllabes et chante sur un ton de confesse. Il évoque les addictions sur le diptyque Voodoo Extraordinaire et Voodoo Simple, dialogue avec lui-même le temps du troublant Amour N'Est Pas Querelle. "En fait, ce sont Murat et Bergheaud qui discutent", explique le principal intéressé. "Il faut savoir que Bergheaud est toujours en guerre contre Murat. Il s'agit d'un petit règlement de compte entre eux deux. Cela vient de la perception que les gens ont de moi : on me voit comme quelqu'un de dangereux, toujours prêt à la bagarre... Mais en général, je suis surtout prêt à me battre avec moi-même". Tourneboulante, intrigante et fascinante, Toboggan est une oeuvre atypique dans une époque qui porte trop souvent au pinacle uniformité, frilosité et pensée unique. Une oeuvre qui en dit long sur "l'intransigeance artistique" de cet homme incapable de rentrer dans le moule. Une intransigeance qui prime sur le réel, les contingences commerciales, les ambitions personnelles. Une intransigeance qui fait définitivement de Jean-Louis Murat un artiste différent. Hors du temps.